Les réactions que peuvent susciter de
temps à autres nos idées dans la rue me laissent souvent un goût
amer. La plupart des gens ont beau facilement concéder qu’ils
n’apprécient pas la vie qu’ils mènent, qu’ils sont blasés et
déprimés à l’idée de subir jusqu’à leur mort ce monde
pourri, ils semblent pourtant prêts à le défendre bec et ongles
contre ceux qui voudraient réellement s’en prendre à lui. « On
veut bien critiquer tout mais par pitié pas d'incertitude,
laissez-nous tranquilles, laissez-nous nos précieuses motivations de
l’instant qui pourront nous maintenir dans notre petit confort
merdique ». Finalement on est un peu ici en transit comme dans
le métro ; on attend en espérant arriver comme prévu, mais au
fond, cela ne dépend pas de nous. Aussi dès lors qu'on parle
sincèrement d'attaquer ce monde, en s'attaquant aux mécanismes qui
le produisent, on doit se préparer à essuyer nombre de sarcasmes et
de remarques méprisantes auxquelles on peut parfois préférer la
franchise des insultes.
Ce qui semble le plus embarrasser,
outre le fait de mettre en avant l'attaque et la conflictualité,
c'est qu'on ne présente rien de certain ni de prêt-à-vivre pour un
quelconque futur. Une pareille incertitude fait naître chez beaucoup
de gens la peur d'un chaos pur et simple. « Les foules
d’inconnus auxquelles nous sommes confrontés tous les jours se
changeraient subitement en hordes de barbares s’il n’y avait plus
l'Ordre pour les tenir en laisse. N’importe qui pourrait
m’attaquer, me détrousser ou me violer et je ne pourrais compter
que sur moi-même pour me défendre. « Ne savez-vous pas que
derrière les sourires accortes de vos voisins se cachent en fait de
véritables bêtes assassines ? ». Cette vision des choses,
largement répandue, ne montre-t-elle pas l’état de tension
permanent dans lequel nous sommes maintenus ? Ne montre-t-elle
pas aussi à quel point nos petites vies civilisées nous ont rendus
ignorants et méfiants de tout ?
De nombreux exemples de cruauté
humaine sont souvent évoqués lorsque nous parlons de liberté ou de
révolution. Les gens ont peut-être en tête toutes les horreurs
commises au cours des guerres civiles et des affrontements entre
factions, ethnies, religions ou armées rivales qui n'ont jamais
décru jusqu'à nos jours. « Forts de cette expérience,
pourrait-on nous dire, comment ne pas envisager qu'une volonté de
libération totale signifie autre chose que le pire dont nous sommes
capable? La liberté c'est la loi du plus fort, si on ne vous l'a pas
assez répété ». Nous devenons ainsi de dangereux illuminés,
des aspirants aux massacres ou des adorateurs de Satan. Je ne trouve
pour ma part souvent pas grand chose à rétorquer à ces gens et à
leur vision rétrécie de l’humanité.
Je sais que les humains sont capables
de beaucoup de choses et loin de moi l’idée de vouloir définir
une nature qui les caractériserait plus qu’une autre. Mais l'idée
justement, ce n'est pas d'instaurer un état de peur permanent,
c'est de se rendre capable de la dépasser en la confrontant à la
volonté de liberté. Une révolution, si elle est empreinte de
sens, est justement l'occasion de créer de nos mains ce qui sans
elle n'aurait jamais été possible. J’ai l’impression pour ma
part de constater en permanence les ravages de la peur et de
l’incertitude que la société tente d'insuffler chez moi comme
chez les autres et j’ai le désir de m’en défaire.
Restez donc accrochés à vos rêves de
civilisation qui se nourrissent de la peur du barbare et qui n'ont
jamais servi qu'à agrandir l'étalage de la connerie. Mais
qu'a-t-elle fait pour vous, cette foutue civilisation? Elle vous a
donné la liberté de vous vendre comme des esclaves aux plus ou
moins offrants, elle vous a rendus libres de dépendre de l'Etat et
de ses lois. La liberté n’est pas quelque chose qui aveugle, au
contraire elle veut ouvrir les yeux et tous les sens avec elle.