Il est parfois étonnant comme certains événements sont perçus de façon proche ou lointaine. En octobre dernier, lors du mouvement contre la réforme des retraites, si on en discutait pas mal dans la rue et les bars du quartier, on était pourtant beaucoup à n'avoir pas très envie d'aller s'entasser avec les syndicats une fois par semaine, ou à courir de « secteur stratégique » en « secteur stratégique » (les raffineries ou les incinérateurs) assez éloignés de notre écrasement quotidien. Même si la colère était présente contre la perspective d'une vie passée à travailler toujours plus longtemps pour des miettes, il y avait peu d'espaces pour l'exprimer. Peu de rencontres possibles dans la rue pour faire enfin exploser tout ce qui nous mine. On était loin des blocages offensifs de Barcelone lors de la grève générale du 29 septembre 2010, des manifestations enflammées qui éclatent en Grèce depuis décembre 2008, ou de l'émeute de Rome du 14 décembre dernier. Paradoxalement ou pas, beaucoup se sont alors sentis plus proches de ces milliers de révoltés situés au-delà d'une ou deux frontières, que des protestataires pacifiques qui défilaient drapeaux syndicaux au vent sur les grands boulevards de Paname.
En ce début janvier 2011, de nouvelles émeutes se développent à nouveau à deux pas de nous, cette fois en Tunisie et en Algérie. Dans un cas, la police -et désormais l'armée- en sont à des dizaines de morts depuis le 17 décembre 2010, pour tenter de freiner les pillages de masse, les attaques de bâtiments administratifs ou de banques, et les manifestations de Kasserine, Kairouan, Thala ou Regueb. Dans le second cas, on compte plus de 800 keufs blessés d'un côté, plus de 1400 arrestations et au moins trois morts. Là aussi, les pillages de supermarchés, les incendies de tribunaux ou de commissariats, les saccages d'écoles et de sièges de partis politiques ou les barrages coordonnés de pneus enflammés semblent gagner du terrain. Ce n'est pas, comme le commentait un patron de bar à Belleville, « quelques jeunes des quartiers d'Alger qui foutent le bordel », mais des dizaines et des dizaines de villes (de M'Bila à Tizi Ouzou, d'Alger à Oran, de Boumerdès à Sétif ou Tlemcen) où une partie de la population s'insurge pour se réapproprier à la fois nombre de biens matériels, et surtout exprimer toute sa rage contre l'Etat et les riches.
Là encore, ces émeutes, même si elles se déroulent sur l'autre rive de la Méditerranée, nous sont proches. Si on prend l'exemple algérien, les appels au calme des partis politiques et des religieux pour manifester tranquillement sont dépassés, les incendies touchent aussi bien les entreprises étrangères (qu'on pense au grand garage Renault d'Alger dès le 5 janvier) que nationales (Sonelgaz, Air Algérie....), les saccages n'épargnent aucune institution étatique (des tribunaux aux 40 lycées et collèges touchés à ce jour). Mais surtout, on retrouve les jeunes quartiers mêlés aux chômeurs et à toutes sortes de gens qui descendent dans la rue (ou bloquent le port en dehors des syndicats comme à Alger). Les uns jettent des pierres, les autres discutent autour des barrages de routes, pendant que les derniers, parfois âgés, se fournissent en produits de base ou en ordinateurs dans les bâtiments forcés. De Barcelone à Rome le temps d'une journée, ou de la Grèce à la Tunisie et l'Algérie pendant de longues semaines, l'espace de la révolte offre le temps de rencontres enflammées. Des pratiques offensives parfois différentes et complémentaires (blocages fixes de routes autour des petites villes et villages et affrontements mobiles dans les quartiers périphériques ; pillages de grands supermarchés et incendies d'administrations) peuvent gagner les rues.
Pourtant, il y a aussi quelque chose d'autre qui nous donne ce sentiment de proximité. Bien sûr, cela ne peut que nous réjouir lorsque la révolte trace des camps en renvoyant les autorités (religieuses ou étatiques) provisoirement dans les cordes. Bien sûr, cela nous parle lorsqu'on cesse de quémander des miettes et qu'on va se réapproprier directement la rue ou quelque marchandise. Bien sûr, cela nous fait réfléchir lorsque des milliers de révoltés affrontent la police et l'armée en risquant la mort, ou lorsqu'ils détruisent sans médiation beaucoup de structures qui marquent l'oppression quotidienne. Mais surtout, oui surtout, nous prenons cela comme une possibilité qui nous est aussi offerte. A nous, ici. Un vieux barbu disait, il y a longtemps déjà, que la liberté des autres étend la mienne à l'infini. A présent, il ne s'agit pas de faire bêtement comme en Grèce, ou comme en Algérie. D'autant plus que nous disposons également d'expériences de révoltes chargées de liberté sur ce bout de territoire : qu'on pense à novembre 2005 ou aux émeutes qui ont parcouru le CPE au printemps 2006.
On peut recueillir beaucoup de ces événements si proches : tout d'abord que la solidarité n'a pas de frontières, comme en témoigne par exemple la petite explosion devant le consulat tunisien de Pantin le 8 janvier. Et bien d'autres gestes individuels ou collectifs peuvent être imaginés pour appuyer ce qui se passe autour de nous. Ensuite, c'est que non seulement il est possible de se révolter en dehors des partis et des syndicats, mais surtout que c'est une des conditions indispensables pour que s'ouvrent enfin des espaces d'auto-organisation et d'attaques directes. Enfin, c'est que si l'aggravation des conditions de survie que nous subissons tous, ici comme là-bas, sont communes, la révolte sans médiation peut le devenir à son tour, car ce sont les possibilités qu'elles contiennent qui nous en rendent si proches et même complices. La question n'est en réalité alors pas le caractère plus ou moins autoritaire du régime en place, mais celle de liquider définitivement dès maintenant ce système qui nous oblige à nous vendre ou à mendier pour vivre, à supporter le quadrillage policier et l'enfermement de toutes les autorités qui voudraient fermer nos gueules, celle de se réapproprier l'espace et le temps, celui d'expérimenter d'autres rapports, basés sur l'individu et la liberté, sans domination aucune.
P . Padetan, 11 janvier 2011