Beaucoup
de procès ne pourraient avoir lieu sans témoins. Récemment, le
gouvernement a même formalisé la figure du « collaborateur de
justice », ou repenti. Il s’agit de quelqu’un qui balance
les autres pour manger moins (ou pas du tout) de taule et recevoir de
surcroît la protection et l’argent de l’État. Plus
généralement, la police recourt systématiquement à des
informations recueillies parmi les « citoyens » pour prévenir les
délits ou en trouver les auteurs. Un bon exemple de cette deuxième
démarche sont les « enquêtes de voisinage » : les chtars se
pointent chez toi et te demandent de baver sur ton voisin ou sur
quelque chose qui s’est passé.
Il
y a des moments magiques pendant lesquels la normalité se fissure et
on entrevoit la possibilité d’une vie différente. C’était le
cas des émeutes de Londres en août 2011, quand des quartiers
entiers ont été renversés de fond en comble et bien des structures
qui nous pourrissent la vie se sont fait attaquer. Quand l’État a
voulu se venger, après coup, les flics avaient des milliers
d’images des pillages (caméras de surveillance publiques ou
privées, vidéos et photos prises par des « bons citoyens »,
etc.). Il était pourtant impossible pour eux de retrouver les
émeutiers uniquement grâce à leurs visages. Les schmits ont donc
fait largement appel à la délation, avec des photos en grand format
exposées dans les rues, publiées dans des journaux et sur des sites
internet (cela à côté de méthodes plus « musclées »,
comme des descentes massives et perquisitions dans des cités).
Pour
ce qui est de la « prévention », chacun en connaît
aussi des masses d’exemples. Les flics et leurs imitations
(vigiles, GPIS, correspondants de nuit, contrôleurs…) se baladent
partout, posent des questions, fouinent, nous contrôlent et
éventuellement nous embarquent. Mais la chose la plus grave est bien
que parmi les « gens » il y a souvent une propension à
la collaboration active avec les flics. Ça va du « bon
citoyen » qui t’engueule si tu jettes un mouchoir sur le
trottoir au type qui bave au vigile du supermarché s’il te voit
chourer, du voisin qui appelle les flics quand il y a du bruit, à la
balance tout court… Depuis le commerçant (légal ou « illégal »,
peu importe) qui est un peu trop aimable avec les flics parce qu’il
a sa sale affaire à défendre, on va jusqu’aux associations de
balances volontaires, telles que les « voisins vigilants ». Il
s’agit bel et bien d’une forme de contrôle social informel, une
solide béquille indispensable au contrôle institutionnalisé de la
police et des organes juridiques. Pourtant, parfois il suffirait
simplement de se taire ou de dire : « Je ne sais rien, je
n’ai rien vu ». Il suffirait de savoir clairement identifier
ses véritables ennemis : non pas les autres pauvres, mais ceux
qui créent et gèrent la pauvreté, qui ont un pouvoir sur nos vies.
Que
des riches (ou ceux qui se croient comme tels, pour se différencier
de la misère généralisée) se placent du côté des keufs, rien de
bizarre. D’ailleurs les chtars sont là justement pour garder les
pauvres à leur place et leur rappeler le respect de l’autorité et
de la propriété, au cas où ils ne l’auraient pas bien appris à
l’école, en famille, au taf, etc. Mais pourquoi la femme de ménage
s’identifierait-t-elle avec son riche employeur jusqu’à pointer
du doigt celui qui vole dans le magasin ? Il faudrait
questionner pourquoi certaines valeurs (et comportements) des
exploiteurs sont devenus également ceux des exploités. En effet,
cette servitude volontaire qui n’est pas perçue comme servitude,
mais comme « apporter sa pierre au bien commun » ou plus
banalement comme « on est tous dans le même bateau » est
un des fondements les plus formidables de l’autorité.
Il
y a des flics partout, parfois même dans nos têtes (on est tous
plus ou moins les enfants de cette société) et on nous demande
encore de devenir les balances de quelqu’un d’autre ? C’est
assez ! Un changement radical des rapports interindividuels, la
liberté, ne pourra se produire que par un bouleversement complet de
ce monde : la révolution. Mais pourquoi ne pas essayer de
régler entre nous nos conflits déjà maintenant, sans avoir recours
à la machine de la Justice et sans forcément se bouffer les
uns les autres ? Il s’agirait de gérer les différends de la
façon la plus horizontale et directe possible, entre les intéressés.
Le Pouvoir cherche à nous infantiliser (les enfants sont supposés
ne pas raisonner, mais est-ce vrai?), on nous fait croire que nous ne
sommes pas capables de régler nos problèmes de manière autonome.
Pour essayer de nous libérer du contrôle de l’État et de la
société, d’avoir nous-mêmes une prise sur nos vies, il est
indispensable de garder la Justice (étatique, communautaire, morale)
hors de nos rapports. Qu’ils soient des rapports directs, sans un
pouvoir tiers et sans autorité entre les individus. Encore, refuser
flics ou juges ne signifie pas forcément avoir recours à d’autres
formes d’autorité, plus ou moins institutionnalisées, telles des
formes communautaires ou mafieuses. Un juge est un juge, qu’il soit
en toge ou en soutane. Et tous les sbires ne sont pas au service de
l’État.
Le
contrôle et la répression étatiques (juges, flics, médiateurs…)
ou sociaux et communautaires (grands frères, leaders religieux,
patrons, maîtres à penser…) sont des moyens de gérer les
conflits qui surgissent entre individus ou groupes, conflits qui
parcourent la société et peuvent avoir des effets terribles pour
les intéressés. La violence « aveugle » et la plupart
des conflits ne sont pas seulement produits par la société
actuelle, mais il sont nécessaires à l’existence de l’État. Un
État qui impose une situation d’exploitation et de misère
(économique, intellectuelle, affective… de manière plus générale
une misère existentielle). Cette situation est à la base de la
plupart des conflits que l’État lui-même, après coup, prétend
gérer. Avec la disparition de l’autorité et de l’exploitation,
une large majorité des conflits disparaîtrait elle aussi. Pensons à
tous les conflits liés, directement ou indirectement, à la
propriété et à son manque, à la violence interne à la famille
(violence de genre et sur les enfants) et plus généralement à
toute la violence que ce monde nous fait avaler chaque jour, jusqu’à
ce que ça déborde, souvent de manière casuelle, ne s’en prenant
pas aux véritables responsables (comme devrait le faire une violence
libératrice).
On
n’est pas cons et on ne se cache pas derrière un doigt. Il y aura
peut-être toujours de la violence, des conflits entre les personnes,
même une fois abolies l’exploitation et l’autorité. Et dans ce
monde-ci il n’est pas facile de résoudre certains problèmes sans
avoir recours, par exemple, aux flics. L’exemple que chacun sort
est celui de la victime ou du spectateur d’une agression. Quelques
suggestions pourraient être d’éviter de reproduire des
comportements autoritaires, les condamner et intervenir directement
quand quelqu’un est en difficulté, pour l’aider à se défendre
ou éventuellement se venger (mais pas question de se substituer aux
intéressés pour « faire justice » à leur place). Il faudrait
aussi abandonner les catégories de « criminel » et de « victime
», tout en sachant qu’il n’y a que des individus tous différents
et uniques et leurs rapports réciproques. On n’a bien sûr pas de
solutions miraculeuses. Mais que ce soit clair que ce monde, avec son
exploitation, sa misère, ses flics, n’est pas la solution à nos
problèmes, il en est bien la cause.
Enfin,
est-ce que nous, hommes et femmes de ce monde, pourrions vivre dans
un monde libre sans nous bouffer les uns les autres ? La société
qui nous entoure nous administre continuellement des « valeurs »
telles que l’obéissance à l’autorité, le respect de la
propriété, etc. Je pense qu’on peut devenir capables de vivre en
individus libres et autonomes face à l’autorité, tout en luttant
contre celle-ci. Lutter pour sa propre liberté individuelle, qui ne
peut se passer de la liberté des autres, est la seule méthode pour
l’arracher. Personne ne nous la donnera, surtout pas ceux qui
détiennent le pouvoir, même si on les couvre de pétitions et de
bulletins de vote. Et la violence, si elle vise les causes de la
soumission, peut bien être libératrice : on n’aura pas la
liberté sans elle. En même temps, et indissociablement, lutter pour
être libres est le meilleur moyen pour apprendre à l’être déjà,
au moins un peu, ici et maintenant. Ça ne va pas de soi et ce combat
est fait aussi d’une remise en question de soi-même,
d’allers-retours continus dans lesquels rien n’est jamais acquis
une fois pour toutes. Ça demande de la détermination et en face on
trouvera la répression, plus ou moins directe, de la société et de
l’État. Mais, même dans le pire des cas, on aura gagné en
dignité. Et dans le meilleur… Le jeu en vaut bien la chandelle !